Vol sur l\’Ardéchoise 2001 (par Thierry FRANCK)

Vol sur l’Ardéchoise

La nuit est lentement tombée sur un ciel serein et sur ce samedi mémorable. Ils sont assis autour de cette grande table rectangulaire, tous adossés à ces chaises de jardin. Autour de chacun, l’espace vital est impressionnant car cette table est faite pour manger à vingt et ils sont sept, sept mercenaires du vélo.

La veille, ils avaient traversé la moitié de la France, dans différentes voitures pour atteindre Saint-Félicien, petite bourgade perdue dans les montagnes de l’Ardèche. Départ matinal, dur pour certains, aisé pour la plupart, car pour une fois c’était pour le plaisir. Les cinq ardennais et leur deux voitures regroupés dès la sortie de l’autoroute, ils avaient fait connaissance avec le relief de la région. Pas de plat, pas un mètre de plat. Des terrains de foot en pente où pendant une mi-temps il faut s’encorder pour ne pas jouer tous en défense. Des lacs en pente où le ski nautique n’a pas besoin de bateau. Une région pauvre, agricole et sylvestre, connue pour ses cerises et ses châtaignes.

A Saint-Félicien, tout était mauve et jaune, les couleurs de la cyclosportive où ils s’étaient inscrits, enfin le pensaient-ils, car le virement postal de quatre d’entre eux n’a pas encore trouvé ce village perdu au milieu de la France. C’est au prix de maintes discussions qu’ils ont pu enfin tenir leur plaque de cadre, le bidon et un magnifique sac à dos qu’il ne faudra pas oublier lors d’un ravitaillement, surtout si il est au sommet d’une côte. Jaune comme les genêts en fleur, mauve comme la bruyère que l’on découvre au gré des routes locales. Les choses administratives et un vélo par l’assistance Mavic réglés, ils avaient quitté le superbe hall omnisports qui paraît démesuré vis-à-vis des alentours et ils avaient gagné un des deux cafés de la localité pour casser la graine d’un énorme sandwich de pain campagnard avec des spécialités locales. Un café éternel, comme on peut en voir un peu partout mais surtout en France, où rien n’a été déplacé depuis au moins cinquante ans, ni la peinture sur les murs, ni la poussière, ni le paysan avec son ballon de rouge sombre, comme son pif. Dépaysement assuré.

Ils avaient repris la route pour gagner leur camp de base, situé quand même à cent-trente kilomètres de la ligne de départ. Il était situé derrière un petit village de la drome provençale, non loin de Bollène. Perdu au bout d’un chemin assez pentu, c’était une ancienne bergerie, avec une tour qui avait servi de pigeonnier, adossée à une croupe de garrigue humant bon les herbes de Provence, envahie par le chant des grillons. Elle était tournée vers le sud et le regard portait sur un champs de vigne et une petite côte qui paraissait assez rude. Ancienne bergerie, soit, mais elle avait été retapée avec goût et avec toutes les commodités, entourée de grands lauriers roses et pour couronner le tout, agrémentée, en contrebas, d’une piscine spacieuse. Eric, le propriétaire les attendait. Lui, c’est le Rambo de l’équipe, un gaumais taillé dans l’airain à la serpe. Son sport favori, le transport de brouette en côte pour aménager son jardin. Pas de vélo, deux-cents kilomètres au compteur cette année, certifié par huissier! Mais il est coutumier du fait; en effet, depuis trois ans, il s’adonne à une étape du tour de France sans entraînement spécifique mais surtout sans abandon, au grand dam de cyclistes au postérieur endurci par des milliers de kilomètres. Il se dope aux anti-inflammatoires et au vu de ses résultats, il attirerait pas mal de coursiers dans ses drogues. Les présentations faites, chacun ayant choisi sa paillasse, ils avaient remonté les bécanes et vérifié les petits détails.

Thomas arriva, lui, le beau frère, c’est un étalon fougueux mais moins endurant qui s’endort quelquefois dans les alentours des ravitaillements, et qui, selon les dires de certains, s’entraînerait dans les rangs d’un club cycliste flamand, du côté d’Ougreven. Travaillant dans une boîte proche de Lyon, il regagnait le groupe après sa journée de travail. Il avait décidé, étant arrivé après le partage des chambres, de dormir à la belle étoile, au pied de son vélo, craignant quelque sabotage, ne sachant pas que des ondées passagères trahiraient son sommeil.

Le groupe enfin rassemblé, les lits drapés et les boulons des vélos resserrés, c’était l’heure de l’apéritif sans alcool et de la préparation du souper. Au menu des pâtes spéciales pour sportif, rechargées en sucre avec une sauce où le hachis, trop gras, avait été remplacé par du quorn et du poulet. Ils mangèrent sur la terrasse, sous un éclairage de Noël du plus bel effet. Petit bémol, ces pâtes au drôle de goût n’eurent pas la cote et les deux kilos ne trouvèrent pas d’acquéreur. Lors d’une prochaine édition, une invitation à un cordon bleu sera nécessaire. Heureusement, une tarte régionale réconcilia la bande. Derniers préparatifs et dodo, chacun selon ses coutumes essayait de conjurer les démons des coursiers ; l’homme au marteau qui vous fiche des coups de bambou mémorables et la sorcière aux dents vertes avec tous ses ennuis mécaniques dont les aventures égrènent les soirées des cyclistes de tous les pays.

Ce samedi mémorable débuta très tôt, trop tôt selon le président René, celui qu’on reconnaît grâce au bruit de sa roue arrière. Lui, c’est un caractère de blaireau (je veux dire B. Hinault, car en ballade c’est le patron du peloton, personne n’ose sortir sans sa permission ! ). Il avait fallu plusieurs soirées pour le décider à venir, il ne le regretta jamais. Son réveil bougon était le signe d’une bonne santé. Le petit déjeuner fut pris rapidement en silence, angoisse débutante, et le départ des trois voitures fut donné dans une légère clarté matinale. Pas moyen de se garer à moins de cinq kilomètres de la ligne de départ. Une petite ondée matinale mouilla les routes et réconforta les coursiers belges peu habitués aux grandes chaleurs et au cagnard ardéchois.

Arrivés à Saint-Félicien à l’heure officielle du départ, les sept mercenaires ne partirent qu’une heure plus tard car les routes du départ étaient tellement étroites, le nombre de participants tellement élevé et surtout, il leur était impossible de resquiller. Heureusement que le temps est pris par une sonde électronique placée à la cheville, ainsi on bénéficie de son temps exact. Au départ, sur le circuit et à l’arrivée, un tapis enregistre les passages. José, le vétéran de l’équipée dut faire demi-tour afin de passer sur un de ces tapis. Celui-là, c’est le coursier type, sa casquette vissée sous son casque, un catogan flottant dans son sillage ; rien du vélo ne lui échappe. Toutes les côtes sur la plaque, toutes les descentes sur les freins depuis une fracture vertébrale lors d’une cyclosportive à Rochefort. Il suffit qu’un cycliste soit dans son champ de vision pour qu’il puisse donner sa vitesse instantanée, sa moyenne, son nombre de kilomètres par an, son poids, son style et quand il l’a vu pour la dernière fois.

Dernière recommandation avant le départ, rouler le plus à droite possible car la boucle tourne dans le sens des aiguilles d’une montre et ainsi le parcours sera plus court. Mais une fois parti, impossible, vu le nombre de vélos, de suivre cette remarque judicieuse ; des cyclistes à gauche, à droite, devant, et heureusement derrière. A partir d’ici chacun pour soi, le vidéo cérébral mis en mode REC. Et les cols s’enchaînent les uns derrière les autres. La première bifurcation vers un des parcours plus court fut fatale à Claude et Guy. Claude, le dandy de la bande avec ses moustaches en guidon de vélo et les jambes rasées de près en eut un tel ressentiment que la ligne d’arrivée franchie, après seulement 12O kilomètres, il se rassit sur sa bécane et dans son style tout en souplesse repartit illico tuer sa rage sur les routes environnantes. Guy, le « bud Spencer » alliant force et douceur dans ses 100 kilos pris la chose avec philosophie et discuta avec les féminines de l’épreuves, délaissées par leur mari, plus rapide, et atteignit l’objectif au plus grand bonheur de son vélo plié sous la masse.

Ils arrivèrent ainsi un par un au terme de cette épopée. Seuls René et José se sont croisés quelquefois , au gré des descentes favorables au président et des montées favorable à José la science. Un délicieux plateau repas, reçu sans attente (quelle organisation !) est rapidement englouti, et c’est avec un magnifique diplôme qu’ils retournèrent à la planque.

La nuit est lentement tombée sur un ciel serein et sur ce samedi mémorable. Ils sont assis autour de cette grande table rectangulaire avec devant eux tantôt un verre de vin, tantôt un Orval voire même une Ciney blonde. Comme des brigands après un casse, ils partagent leur butin de souvenir. « tu te souviens de la pluie battante dans le sixième col, même qu’il y avait des grêlons !, …. Et les routes fumantes aux premiers rayons du soleil…… Ce cycliste qui a fait tout droit dans cette descente, tu l’as vu ? …Le paysage dans les lacets de Mézilhac,….eh, les gars, je n’ai plus aucun souvenir du cinquième col,… Quel pignon dans les passages durs du col du buisson ?…ce souvenir d’un sourire partagé avec un inconnu dans une souffrance partagée et consentie,… ». Eric est le premier à quitter la compagnie, l’appel du lit est trop fort ; il faut dire que c’est lui qui a roulé le plus longtemps. L’entraînement ne sert donc qu’a pouvoir rouler moins longtemps et à aller dormir plus tard ?

Le soleil inonda le dimanche. Un déjeuner castabazar, au soleil, un dimanche, au calme, sans nesquick ou bigoudis ; le bonheur tient parfois à peu de choses. Qui a parlé d’un décrassage bénéfique ? Qui a quitté cette table tranquille ? Et tous comme un seul homme, excepté le propriétaire ils ont enfourché leur fidèle destrier. Une heure promis, sans côte, et c’est parti pour cinquante kilomètres avec sprint au sommet des cols. Qui tenait la carte ?

Les valises fermées, les vélos rechargés dans les voitures, c’est l’heure d’un dernier bain de soleil autour et dans la piscine idyllique.
1600 Km à eux tous sur un w-end, c’est Vaux sur sûre – le sud de l’Espagne en relais. Enfin, l’heure de la séparation, du retour et de la fin du récit approchent. José et Thierry, le gentil organisateur, l’homme des pâtes, du décrassage et de la carte, le narrateur et le plus jeune des mercenaires, dopé à l’air des cimes sont de l’avant-dernière voiture. Sur la route, vers le froid, le soir et le nord, c’est plusieurs participants de l’ardéchoises qu’ils doublèrent et l’œil avisé de José en reconnut plus d’un.

Oui, ce fut un bon w-end, sans souci mécanique et sans blessure. Oui, ils repartiront vers d’autres banques à souvenir qu’ils dévaliseront avec la même joie.

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