« Faut être malade pour faire ça !» (par Thierry FRANCK)

Toute ressemblance avec des faits réels n’est pas fortuite.

« Faut être malade pour faire ça !»

7 heure du mat… le réveil, placé à deux pas du lit ne fait pas dans les sentiments et claironne à tue-tête. La cafetière, programmée, sous le lit, ahane comme un vieux fumeur au sommet d’un col. L’odeur du café embaume la chambre. C’est plus pratique que de dormir dans la cuisine. Seul le souvenir du ciel étoilé, cinq heures plus tôt, en raccompagnant les amis des agapes nocturnes, me fait ouvrir les yeux. Par le vélux, posé par dessus le lit, pas de nuage, pas de pluie, pas de neige, un ciel bleu pâle et même un lever de soleil !
Merci Guy, merci René.

« Faut être malade pour faire ça ! »

Eteindre ce fichu réveil que, me connaissant comme la paume de la main, j’ai placé si loin qu’il me faut obligatoirement quitter le lit douillet. L’éteindre en vitesse, avant qu’il ne réveille toute la maisonnée. Donc je suis debout, et devant le spectacle journalier du lever de l’astre, je vide ma tasse de café fort dans le silence retrouvé. Mettre la main sur mes lunettes, oubliées sur la table où gisent toujours les vidanges du repas bien arrosé. S’habiller, remplir les bidons, regonfler les pneus, retirer le garde-boue, qui peut enfin se reposer après ces jours de pluies et de giboulées. Enfin, quitter ce royaume endormi.
Merci Guy, merci René.

« Faut être malade pour faire ça ! »

se dit le quidam qui, emmitouflé dans une grande écharpe, pense encore rêver en allant chercher des pistolets pour son déjeuner dominical. Je laisse la terrible rue du Mont (1,2 Km à 9%) sur ma droite ; ce sera plus long mais moins dur. Comme diraient certaines, dans l’état actuel , ça me plaît. Le monastère de Hurtebise apparaît à contre-jour. De sa cheminée s’échappe une fumée, droit vers le ciel : pas de vent ! tel est le message. Le col du Plastrai est vite englouti après celui de Hurtebise. Comme petit déjeuner on fait mieux, mais pour un membre de la confrérie des cents cols, cela augure une bonne journée. Le soleil s’enhardit et me fait face. De part et d’autre, tout est blanc, sauf la route, étincelante. Cela réchauffe un peu. La radio du baladeur, réglée sur le troisième programme, embaume mon cœur avec Mozart. Beauplateau est laissé à gauche, Morhet approche. Encore une côte dans un franc soleil. Le passage du chemin de fer, il ne reste plus que la descente vers Vaux. Je serai à l’heure au rendez-vous. J’espère que les prévisions météorologiques catastrophiques n’auront pas rebuté tous les sociétaires du club de la passion.
Merci Guy, merci René.

« Faut être malade pour faire ça ! »

se dit Guy en attendant, dans sa voiture, devant l’église.“ Ils ont fous ces copains ! Ils sont malades ! ” se dit René, qui, en bon président, passe sans casque, sans bidon, au rendez-vous, juste par acquis de conscience avant de rentrer au bercail. Il n’en faut pas plus et les neuf coups ayant sonné, nous partons. Direction Massul. Mes collègues s’échauffent doucement, je les rassure, « à bien regarder, il ne fait pas si froid, juste –5° ». Certains passages, en bord de forêt, toujours à l’ombre, sont toujours gelés et enneigés Pour les franchir, pas de danseuse, les pieds hors des pédales automatiques pour les plus frileux. Nous pouvons nous comparer à Gleb Travine, ce soviétique cycliste, qui, en 1927, a visité toutes les Russies et la Sibérie *. Dans les villages traversés, même les chiens ne sont pas dehors. Nous sommes passagers du silence, sans crainte pour nos mollets. On part vers Neufchâteau. René y connaît une de ces bosses qui réchauffe. Elle sert d’entraînement à Jean, qui la gravit six fois de suite. Moi , les bosses, je suis toujours partant.
Merci Guy, merci René.

« Faut être malade pour faire ça ! surtout six fois !»

Cette bosse, au moulin Klepper est assez courte. Enfin quoique, se dit Guy, qui, faute du bon choix de braquet de départ, doit se résoudre à l’arpenter en conduisant sa petite reine à la main. Le 32 fait du bien. Patrice, qui mouline souvent autant du caquet, a raison. A bien y réfléchir, cette côte agit en moi tel une bonne goutte de pékèt ; elle me fait battre le cœur dans la poitrine, puis elle me tombe dans les jambes. Enfin, sur le sommet, elle m’extirpe un « whou » expiratoire avant de laisser un arrière goût de « j’en reprendrai bien une fois ». D’ailleurs, on la descend de moitié pour terminer l’ascension avec Guy. Ayant emporté quelque monnaie, ce lascar nous offre un café bien mérité que Betty nous sert dans son salon de thé, avec trois baisers. Attablés, « désemmitouflés », réchauffés, ensoleillés, on en profite pleinement – sauf ceux qui sont au régime en ce début de saison.
Merci Guy, merci René.

« Faut être malade pour faire ça ! »


lit-on dans les yeux de la serveuse, quand nous quittons ce chaleureux établissement. L’heure passant, les kilomètres s’additionnant, le soleil inonde la campagne environnante. On a une pensée émue pour les VTTistes qui, coincés dans les sous-bois comme des bêtes sauvages, ne peuvent profiter de ce réchauffement progressif. Cette route droite, en faux plat, ce rythme régulier, ces reflets étincelants me jettent doucement dans une rêverie lyrique; ce monde, sa quiétude, ce bonheur ouaté appartient à ceux qui le mesurent, montés sur des machines silencieuses à deux roues. Au sommet d’une côte, René, parti en tête sur un rythme endiablé, loin de mes songes, profite de son avance pour assouvir un besoin naturel. Il me permet de revenir dans le réel en y mettant un pied. Le départ difficile m’a fait oublier de déjeuner. La température extérieure a gelé le contenu de mon bidon. Je rêve en pédalant, mais la fringale me tombe sur le coin de la tête. Une barre énergétique ! C‘est dans la poche !
Merci Guy, merci René.

« Faut être malade pour faire ça ! »

se dit René, quand de retour au point de rendez-vous, il s’engage dans le bistrot pour prendre l’apéro avec Guy en me laissant continuer la route vers mon royaume que j’avais laissé endormi. 25 Km seul, la fringale se retirant peu à peu, je profite du temps de midi qui a éliminé la blancheur matinale.
Les derniers hectomètres sont durs. Rouler à plusieurs, sans nécessairement se parler, c’est quand même plus gai.
Merci Guy, merci René.

« Faut être vachement malade pour ne pas faire ça ! »

me dis-je, sur la terrasse du salon après avoir ôté, au jet d’eau, le sel résiduel collé au cadre de ma monture. Face au soleil, ma fille, sur mes genoux, appréciant le sirop de mon bidon (enfin, mais un peu tard, reliquéfié), je déguste un Orval à température de la cave. Je médite sur cette merveilleuse matinée.

Merci Guy, pour le café.
Merci René pour la goutte.

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